jeudi 15 octobre 2009

Sur le Julius Caesar de Nauzyciel

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Voici l’opinion de Brigitte Salino (dans Le Monde du 15-10-09) sur les musiques de l'âme de "Jules César", pièce mise en scène par Arthur Nauziciel, que nous avons pu voir du 14 au 17 octobre.

Jules César est une des pièces de Shakespeare les moins jouées en France. […] Arthur Nauzyciel en donne une vision proprement stupéfiante. Rarement le théâtre atteint de tels sommets d'émotion réfléchie que dans ce Jules César. Rarement les mots résonnent ainsi, comme des coups, conscients ou inconscients, que les personnages se donnent entre eux, ou à eux-mêmes. Rarement le pouvoir apparaît sous une lumière aussi acérée, baignée d'une insondable mélancolie.

Avec Arthur Nauzyciel, la pièce de Shakespeare change d'époque. Elle n'a pas pour décor la Rome antique de César, mais l'Amérique des années 1960, qui a vu à la fois l'élection de John Fitzgerald Kennedy à la présidence des Etats-Unis, en 1961, et son assassinat, à Dallas, en 1963. Ce moment-là a été vécu comme un gouffre, la fin d'un monde. Il en fut de même quand César fut assassiné, en 44 avant Jésus-Christ. C'est en tout cas la vision qu'en propose Shakespeare, dans sa pièce écrite en 1599.

César meurt, tué par les conjurés menés par Cassius et Brutus, aimé comme un fils, parce qu'il représente une menace : il veut une couronne qui lui donnera tout le pouvoir, et le pouvoir absolu corrompt. "Préférez-vous César vivant, et mourir esclaves, ou César mort, et tous vivre libres ?", lance Brutus à la foule qui lui demande une justification de son acte : "César m'aimait, je le pleure. Il connut le succès, je m'en réjouis. Il fut vaillant, je l'honore. Mais il fut ambitieux et je l'ai tué."

Ce que Brutus ne dit pas aux Romains, mais qu'il a plus tôt avoué à Cassius, c'est qu'il est d'abord "en guerre avec lui-même". Une tristesse l'accable, à laquelle il ne saurait donner de nom. De la même manière, tous autour de lui sont atteints d'un mal diffus. César a beau affirmer "Le danger sait fort bien que César est plus dangereux que lui", il se révèle superstitieux, hanté par la perspective des Ides de mars qui, selon les oracles, lui seraient défavorables. Cassius ne cache pas la jalousie qui l'anime, mais son ressentiment tient aussi au sentiment qui le mènera à juger légitime de mourir le jour de son anniversaire, sur le champ de bataille où son camp s'oppose à celui d'Antoine, le successeur de César. Il y a ainsi dans la pièce de Shakespeare, une profusion de signes du destin, des orages ou des oiseaux funestes, qui déploient une obscure et insondable toile de fond en contradiction avec l'imparable clarté apparente du discours politique.

La mise en scène d'Arthur Nauzyciel se glisse dans ce hiatus. Elle fait entendre ce qui n'est pas dit, les lapsus de la pensée et les dérives de la conscience. Les personnages s'adressent à eux-mêmes plus qu'ils ne débattent avec les autres. Ils sont ensemble, mais séparés, dans un décor évoquant au début de la représentation un vaste salon d'hôtel de campagne présidentielle, dans les années 1960, puis s'élargit jusqu'à devenir immense, par un effet de miroir qui renvoie sur tout le plateau l'image d'une salle de théâtre vide, aux fauteuils rouges comme le sang versé.

Sur le côté, se tient un trio de jazz, totalement partie prenante du jeu. Il insère dans les scènes le contrepoint d'une musique de l'âme, comme les autres musiques entendues : la fin du discours d'Antoine aux Romains s'accompagne de My Body Is In Chine, du groupe Arcade Fire, qui déchire l'air sur l'image du corps de César, frappé des trente-trois coups mortels, se relevant face à la salle, comme un spectre à la bouche déchiquetée par un cri muet.Certes, à côté de moments aussi saisissants que celui-ci, et ils sont nombreux, il y a parfois des chutes de tension, en particulier dans les scènes de bataille, toujours difficiles à représenter. Mais cela pèse peu en regard de la durée — 3 h 30 — et de la tension souterraine de la mise en scène, portée par une distribution de tout premier ordre, qui rend à Jules César ce qui lui appartient, et lui donne ce qu'Arthur Nauzyciel lui apporte : la folie rédemptrice du pouvoir... théâtral.


Et vous, quelle est votre opinion sur cette mise en scène ?

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