samedi 18 février 2012

La Trilogie de la villégiature de Goldoni

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Samedi 4 février, une vingtaine de “Budistes“ d’Orléans, ont assisté au spectacle donné par les acteurs de la Comédie française "La trilogie de la villégiature" trois pièces écrites par Carlo Goldoni et mises en scène par Alain Françon. Nous avons rejoint le théâtre éphémère installé dans les jardins du Palais-Royal, pendant la réfection de la salle Richelieu, dans l’état d’esprit d’un “Embarquement pour Cythère“.

Commençons par un survol biographique de cet auteur Italien du XVIIIe qui révolutionna les formes théâtrales sur la scène vénitienne de son temps.
L'auteur de ces trois comédies est né à Venise en 1707. Avocat de profession, mordu par le démon de la scène, il a écrit quelques cinq cents pièces de tous genres dont des comédies qui lui ont valu la célébrité. Elles sont d’abord conformes au schéma de la Commedia dell'Arte où les acteurs apparaissent masqués. C'est en 1750 qu'il donne sa première comédie sans masque “Pamela". C'est en quoi, Goldoni est novateur car il crée à Venise les formes de la comédie réaliste avec des personnages croqués dans la vie de tous les jours.

Sa cible est la bourgeoisie commerçante de la Sérénissime qu'il met en scène avec brio et sympathie ce qui lui vaut un succès sans cesse grandissant à Venise. Peu à peu son regard critique sur cette petite bourgeoisie montante se fait plus critique, plus dur. Il dépeint ces bourgeois parvenus "singeant" les Seigneurs dans une volonté éperdue de leur ressembler, entreprise vouée à l’échec. Admirateur de Molière, il écrit des comédies d'intrigues et de caractère.

Plusieurs de ses comédies sont mises en musique et sa réputation s'étend ailleurs qu'en Italie, notamment à Paris. Après avoir écrit et fait jouer à Rome "Les amoureux" et "Les rustres" considérés comme des chefs-d'œuvre, il reçoit de Voltaire un poème versifié à la gloire de son talent.
Mais il subit à Venise les critiques virulentes et les moqueries de son contemporain, Carlo Gozzi, traditionaliste, grand homme de théâtre lui aussi dans un tout autre genre car il met en scène un univers poétique et fabuleux que l’on retrouve par exemple dans “L'amour des trois oranges et le Roi- Cerf.“
Goldoni âgé de 55 ans, empoisonné pas ces polémiques, mal pensionné, décide de " jouer sa carte " à Paris, poussé par un jeune acteur vénitien qui l'invite à la Comédie italienne parisienne. Avant de quitter Venise, Goldoni offre à sa ville quelques chefs-d'œuvre dont "La trilogie de la villégiature" et part à la conquête de Paris accompagné de sa femme et de son neveu. Il y arrive en 1762 dans l'espoir d'imposer sa réforme et de renouveler la Comédie italienne toujours fidèle aux masques et aux canevas de la Commedia dell'Arte. Mais il n'est pas suivi car la scène italienne alors en crise est absorbée par l'Opéra comique.

Au début, il rencontre peu de succès auprès des Parisiens et pour vivre, devient professeur d'italien de la fille de Louis XV, Adélaïde d'où son transfert à Versailles. Plus tard, il aura pour élèves les sœurs du roi Louis XVI. Il rencontre enfin un succès parisien avec "Le bourru bienfaisant". En 1784, il reçoit la visite de l'écrivain italien, le dramaturge Vittore Alfieri qui l'incite à écrire "ses Mémoires". Il se met à les rédiger en français, déjà octogénaire comme le fera plus tard Casanova de 20 ans son cadet.

Goldoni, à Paris, est un auteur pensionné sous l’Ancien Régime mais la Révolution française le laisse démuni. Le public parisien se désintéresse de son théâtre. Il subit le déclin et vit même dans la pauvreté puisqu’il ne reçoit plus de pensions royales. Le secours généreux du député de la Convention Marie-Joseph Chénier arrive trop tard. Il s’éteint en 1793 dans son dernier refuge parisien, sis dans une ruelle près de l'église Saint Eustache.
Aujourd’hui vous pouvez voir sa plaque commémorative au numéro 21 de la rue Dussoubs.

Cette “Trilogie de la villégiature“ qui nous a enchantés est écrite en toscan littéraire, traduit par Myriam Tanant. Traduction qui restitue l’éclat et la vivacité de la langue italienne. Les trois comédies peignent de manière vivante le milieu et le modus vivendi de ces nouvelles classes de la bourgeoisie marchande dans une Venise telle que l’a peinte Pietro Longhi. Nous retrouvons bien le ton enlevé de la comédie d’intrigue destinée à nous faire rire mais Goldoni se montre fidèle au principe de Molière “castigat ridendo mores = on corrige les mœurs en riant“ d’où cette peinture réaliste et lucide qui nous ouvre les yeux sur la Comédie humaine.

Les personnages principaux semblent pris de vertige dans leur frénésie d’acquérir les signes distinctifs de l’aristocratie, celle des Signori nobili, arbitres de la mode. Le snobisme de cette classe bourgeoise est constamment souligné et moqué par l’auteur. Le public s’amuse beaucoup à voir s’affronter les deux jeunes filles Giacinta et Vittoria, précieuses ridicules énervées pour qui porter le vêtement à la mode est un enjeu vital. Rien ni personne ne saurait empêcher l’accomplissement de leurs désirs si coûteux soient-ils. Il faut paraître à tout prix, donner des fêtes dispendieuses, quitter la ville pour une résidence d’été, selon l’habitude des propriétaires terriens d’ancienne noblesse dont la fortune est déjà bien assise.
Ils se ruinent donc pour singer les Grands et partir en villégiature chaque année. L’auteur a situé volontairement l’action de sa trilogie en Toscane, à Livourne et non pas à Venise pour se sentir plus libre de peindre ses contemporains vénitiens comme étrangers à la satire ! Ces bourgeois livournais vont en villégiature à Montenero. Ceux de Venise se retiraient sur la terre ferme où ils possédaient de riches domaines agricoles sur lesquels ils faisaient construire de belles villas richement décorées.

Face à ces bourgeois obsédés par l’envie de paraître, jamais contents, infantilisés par leurs caprices, ignorants dans l’art de vivre, nous voyons “s’épanouir“ sur scène, les domestiques non seulement lucides sur l’aveuglement de leurs maîtres (les rappelant à la raison, comme Paolo) mais encore sensibles à la douceur de certains moments privilégiés. Alain Françon, au début de la deuxième partie, nous les montre dans une scène délicieuse, où libérés de leurs obligations domestiques, ils prennent le temps de vivre — chocolat et chatteries amoureuses — baignés dans la lumière dorée d’une oasis de volupté calme. Sereins, au milieu du délire brouillon qu’est la vie de leurs maîtres.
Cette scène que Giorgio Strehler avait supprimée dans sa splendide mise en scène de 1978 est une épiphanie joyeuse dans le tohu-bohu du train de vie journalier.

Peu après, dans la lumière crépusculaire de la troisième partie, nous verrons leurs maîtres abattus, ruinés, dégrisés. Chacun des principaux protagonistes se voit contraint de revenir à la rude réalité économique. Nous assistons alors à la défaite les jeunes vaniteuses, revenues de tout. Brisées et pathétiques, elles acceptent leur destin dans un climat nostalgique de renoncement à l’amour.
Comme Giacinta qui, à la fin de la pièce se plaint directement au public de la caricature que l’auteur a fait d’elle, j’invite les amis budistes, spectateurs de cette Triologie à donner leur avis sur ce spectacle. Il y a tant à dire sur cette œuvre théâtrale de cinq heures et sur les acteurs du Français éblouissants dans l’interprétation de ce beau texte de Carlo Goldoni.
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2 commentaires:

  1. Un grand merci à Marie-Hélène qui à travers son billet a su nous replonger dans une atmosphère théâtrale que personne n’avait envie de quitter. Au départ j’appréhendais un peu cette aventure de 5 heures dans une structure éphémère de surcroît, et puis dès la première scène j’étais conquise par le plateau, le jeu, le texte.
    Quel magnifique tableau de mœurs d’une société en fin de règne, quelle belle leçon de théâtre menée tambour battant, alors qu’il ne se passe pour ainsi dire rien. Rien qu’un dernier flamboiement avant la chute que l’on sait définitive, car ce ne sont pas les mariages de raison célébrés à la fin qui vont permettre la survie d’une classe qui de dette en crédit a creusé sa propre tombe. On pourrait s’en réjouir, après tout quand on ne se prive de rien, sauf du bon sens et de la raison, on n’a que ce que l’on mérite. Mais la pièce est plus subtile que cela, si elle n’était qu’une satire sur la folie des grandeurs des riches, le spectateur serait heureux de les voir punis par là où ils ont péché. Les retrouver retranchés dans leurs demeures assiégées par les créanciers à la fin pourrait paraître une juste punition. Mais il n’en est rien. On sort de cette aventure gagné par une mélancolie toute tchékhovienne, l’automne est là, un feu de cheminée serait le bienvenu pour accueillir les revenants qui l’espace d’un été ont essayé de tuer le temps sans grand succès, mais voilà, tout est parti en fumée là-bas, en villégiature, dans un dernier feu de paille, mais déjà avant dans les préparatifs, et avant encore dans un train de vie bien au dessus de leurs moyens réels.

    On rit bien sûr de la sottise qui consiste à courir ainsi vers sa propre perte, de même que l’on est rassuré de voir qu’il y aura toujours quelqu’un, un domestique ou un ami, qui vous rappelle au bon sens. Mais on sent aussi que l’hiver sera long, tout comme on pressent que le printemps ne donnera pas naissance à une conscience nouvelle (la scène entre les domestiques est à ce titre bien révélatrice, ils n’ont rien à gagner au déclin de leurs maîtres, au contraire). C’est le poids de la vacuité qui produit cette mélancolie, le poids d’un ancien vidé de toute substance qui se perpétue sous la forme d’un rituel annuel insensé –plus les caisses sont vides plus on remplit les malles-, le déclin de la Maison Bourgeoise est tel qu’il n’y a même plus de quoi nourrir les invités, mais il faut bien partir en villégiature puisque les voisins y vont. Partir ou ne pas partir, tout le ressort dramatique repose sur cette question qui peut paraître dérisoire, mais qui ne l’est pas puisque dans tous les cas de figure c’est un suicide social. Partir c’est se ruiner, ne pas partir c’est la mort sociale, puisqu’on ne sera pas vu par ceux qui certes sont logés à la même enseigne : « Ici on vit à crédit », mais dont il faut la reconnaissance à tout prix pour se sentir exister.
    (à suivre)
    Yasmin Hoffmann

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  2. (Suite)
    Si abstraction faite de toutes les qualités relevées par Marie-Hélène Viviani, j’ai aussi trouvé la Trilogie d’une grande actualité, c’est à cause de cette problématique fondamentale de la dette liée à la reconnaissance et à la distinction sociale. S’amuser des états d’âme d’une bourgeoise écervelée qui creuse sa tombe avec chaque nouvelle robe, s’indigner devant tant de pique-assiettes, désapprouver les petits arrangements bourgeois par mariage de raison interposé, tout cela est une chose, mais que dire une fois dehors, à des jeunes dont les parents s’endettent pour que leur progéniture ne soit pas au ban de la société faute de portable, de baskets, de la marque qu’il faut ? Osez l’exclusion sociale? Soyez fiers d’être pauvres? Soyez chics avec SMF (sans marque fixe) ? Affirmez votre différence de classe contre une société entière qui non seulement travaille contre vous, mais qui en plus se moque de vous? Qui fait de vous des esclaves en prenant grand soin de vous faire oublier toute révolte, parce que la version 4.O corrigera tous les défauts de la version précédente, moyennant un petit supplément ?
    Si en sortant j’ai ressenti une profonde mélancolie, alors que tous les ressorts du bon comique sont en action 5 heures durant (n’est-ce pas Catherine, nous nous souviendrons longtemps de la rhubarbe), c’est sans doute parce que j’entrevoyais sous forme d’un quatrième tableau les illusions perdues du XXe siècle.

    Yasmin Hoffmann

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