samedi 31 mars 2012

Orphée et ses métamorphoses

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Le jeudi 15 mars 
Franck COLLIN, 
directeur des Études anciennes à la Faculté des Lettres d’Orléans
avait choisi comme sujet de conférence
ORPHEE ET SES MÉTAMORPHOSES

Les budistes — qui avaient fort apprécié la précédente conférence intitulée “Arcadie, l’invention d’une terre poétique” — ont retrouvé avec grand intérêt un mythe célèbre et abondamment illustré, mais trop souvent réduit, dans notre mémoire, à une scène pathétique. Franck Collin, qui a récemment écrit une Histoire d’Orphée et qui a rédigé la Postface d’un poème dramatique de Jean-Pierre SIMEON (que nous avons reçu à Budé en 2006 en même temps que Jean-Marie BARNAUD) évoquant l’aède antique avec ce beau titre : La Mort n’est que la mort si l’amour lui survit, était tout désigné pour nous parler de la richesse et de la complexité du mythe.

On prête souvent trois visages à Orphée : celui du poète, de l’amoureux et de l’éducateur. Or, dans le monde grec, les trois figures coexistaient, le premier rôle étant celui de l’éducateur tandis que pour les Latins, c’était l’amoureux — alors que les modernes privilégient l’artiste. En réalité, Orphée reste une créature mythique complexe, voire protéiforme — ce qui est le principe même de la métamorphose, c’est-à-dire un passage permanent de la vie à la mort en même temps qu’une interrogation sur la mort.

Dans un premier temps, Franck Collin s’est intéressé aux origines du mythe ; au départ il y a une biographie imaginaire, qui remonte au XII° siècle avant notre ère, dont on a des traces dans Simonide de Céos et dans Apollonios de Rhodes. Plus tard Diodore de Sicile relate ses voyages, sa participation à l’équipée des Argonautes, son séjour en Égypte, où il reçoit un savoir, qu’il va retransmettre sous une forme poétique. C’est là sans doute l’origine de cette doctrine initiatique appelée orphisme — assez proche du pythagorisme — dont les adeptes possèdent un “hiéros logos” (un discours sacré) au sujet de la formation du monde et de la vie dans l’au-delà. Nous en conservons un témoignage précieux : les lamelles d’or orphiques des tombes du Ve siècle avant notre ère, où l’on découvre une géographie du monde souterrain, avec le Tartare, le Styx, les Champs Élysées — lieux symboliques déjà décrits par Homère. L’orphisme se présente aussi comme une doctrine de salut, liée au culte de Dionysos, plus exactement à sa première réincarnation en Zagreus, fils de Perséphone, l’épouse d’Hadès. Ce dieu, d’origine thrace, mis en pièces par les Titans jaloux et ressuscité a mérité ses deux surnoms : Dionysos : “deux fois né” et “né de Zeus”, justification de la double part de l’homme, divine et maudite à la fois. Dans l’orphisme il y a une exigence de pureté ; l’âme doit garder la mémoire de son origine céleste pour la retrouver.

Franck Collin insiste sur ce qu’il appelle “le noyau dur du mythe” : Orphée est d’abord le “passeur” qui conduit les âmes de la Vie à la Mort, qui fait le “voyage entre les deux rives”, selon l’expression de Nerval, celui qui guide dans l’obscurité de l’Erèbe. Mais ce n’est pas son seul rôle: il participe à la maîtrise du Cosmos par la médiation de la poésie ; avec sa lyre dont le chant dompte les éléments et charme les êtres vivants, il rend sensible l’harmonie du monde.

La seconde partie de la conférence a été consacrée à l’histoire du mythe ou plus exactement à ses “métamorphoses”. Au Ve siècle, Orphée a ses détracteurs, comme Platon qui voyait en lui un charlatan, ou Aristophane qui le caricature dans Les Oiseaux. Le discours sacré a perdu de son pouvoir. Par la suite, l’intérêt se portera sur le couple Orphée / Eurydice. Celle-ci n’apparaît que tardivement, d’abord chez le poète hellénistique Moschos, qui a inspiré Virgile. Au quatrième chant des Géorgiques, Orphée aux Enfers perd Eurydice pour la seconde fois et de sa faute ; désespéré, il suscite la colère des Ménades qui le taillent en pièces : la tête jetée dans l’Hèbre continue à appeler Eurydice. Image impressionnante, mais message réconfortant : ce qui survit, c’est le chant du poète. Selon Ovide, fidèle à la tradition latine, Orphée échoue, justement à cause de l’amour et devient un héros élégiaque, tandis qu’au cours du Moyen-Age, il prend une stature de prophète (en premier lieu chez Boèce, où il se confond avec la figure christique du Bon Berger). À la Renaissance, il est à la fois poète et témoin d’une interrogation sur le cosmos ; cette double image se retrouve dans l’opéra, notamment à partir de l’Orfeo de Monteverdi. À l’époque moderne, on assiste à une réécriture littéraire qui insiste sur la fonction magique d’Orphée, alors qu’Eurydice passe au second plan — témoins Les Sonnets à Orphée (1922) de Rilke et les deux films-culte de Jean Cocteau: Orphée (1950) et Le Testament d’Orphée (1960).

Franck Collin a conclu par la dernière métamorphose d’Orphée, évoquée par Jean-Pierre Siméon, dans son poème dramatique en 7 chants (en rapport avec les 7 cordes de la lyre), où il réussit à mêler harmonieusement les diverses interprétations et les différents visages du héros mythique. Il relate tous les épisodes de son histoire, depuis sa formation et ses rapports physiques avec la terre, ses dons de virtuose apollinien dont il doit se déposséder pour entrer dans une “poétique de la nuit”, grâce à l’amour d’Eurydice : 

“Elle aima Orphée pour la nuit dans ses yeux
Elle aima dans ses yeux le chant profond...
        Et j’ai eu peur, mon ami, le bonheur est terrible,
  Il n’a qu’un chemin, il est au bord du vide...”

Le poète suit souvent ce chemin, au risque de sa vie. “Orphée est le premier poète assassiné” Et aujourd’hui lui font écho Lorca, Desnos, Max Jacob, Ossip Mandelstam…
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