mercredi 16 avril 2014

Soigner les chevaux dans l’Antiquité


Mme Marie-Thérèse Cam, professeur de latin à l’Université de Bretagne occidentale, est venue présenter les travaux qu’elle mène depuis une douzaine d’années sur la médecine vétérinaire dans l’Antiquité et sur le texte du Digesta artis mulomedicinalis de Végèce qu’elle doit éditer prochainement dans la collection des Universités de France.

Pour illustrer le fait que le cheval tenait une grande place dans l’Antiquité, Mme Cam montre d’abord quelques images sur lesquelles sont représentés des chevaux de parade (dans une tombe étrusque de Tarquinies), des chevaux de course (dans une scène de cirque), des chevaux de guerre (protégés par une cataphracte à écailles), des chevaux dressés pour la chasse (dans une mosaïque trouvée dans l’Afrique romaine), des chevaux utilisés pour les travaux des champs, etc.

La médecine vétérinaire a fait l’objet d’une grande quantité d’ouvrages, en grec comme en latin, à partir du +Ier siècle. Mais beaucoup ne sont pas parvenus jusqu’à nous, beaucoup sont très lacunaires et, pour les autres, les manuscrits dont nous disposons sont peu nombreux, sans doute parce qu’ils ont été très utilisés par les propriétaires de chevaux (par exemple, on ne connaît que deux exemplaires de la Mulomedicina de Chiron).

La question des soins à apporter aux chevaux est abordée accessoirement dans des traités portant sur la chasse, l’agronomie, l’élevage et même l’architecture (lorsqu’elle s’intéresse à la partie de la ferme où sont les animaux). L’ouvrage le plus ancien consacré à l’art de soigner et d’entraîner les chevaux serait celui de Kikkuli (au XVe siècle avant notre ère). Mais c’est aux +IIe et +IIIe siècles qu’apparaissent des traités exclusivement consacrés aux maladies des bêtes. Le traité d’Eumelos ne nous est pas parvenu ; en revanche on possède des fragments d’Apsyrtos, un hippiatre contemporain de Gallien, qui a fait faire de grands progrès à la médecine vétérinaire en se servant des acquis de la médecine humaine. Vinrent ensuite plusieurs auteurs dont les textes, souvent fragmentaires, sont difficiles à dater ; parmi eux on retiendra le nom de Theomestos (au début du IVe siècle) et celui de Pelagonius.

Le traité le plus important pour nous est, à la fin du IVe siècle, celui de Végèce (Publius Flavius Vegetius Renatus) un haut fonctionnaire qui, une fois à la retraite, a rassemblé les éléments d’un traité sur l’art militaire, d’un traité sur les soins à donner aux bœufs (d’après Columelle) et d’un traité d’hippiatrie, pour lequel il a utilisé abondamment une source qu’on n’a pas pu identifier (peut-être Apsyrtos).

Végèce a voulu constituer une médecine animale en regard de la médecine humaine, ses traités étant particulièrement destinés à ceux qui avaient en charge bœufs ou chevaux. A une époque où les vétérinaires cherchaient surtout à s’enrichir en proposant des remèdes dont le prix atteignait parfois celui de l’animal à traiter, il a décrit un ensemble de potions faciles à préparer et pour un moindre coût. Les traitements qu’il propose sont soit empiriques (saignée, cautérisation…), soit plus sophistiqués et il arrive même que la magie y ait sa part (il était sans doute chrétien, ce que suggère son cognomen de Renatus, qui fait référence au baptême).

Son traité propose d’abord les moyens de soigner la morve sous-cutanée équine, laquelle se traduit par des abcès, des kystes. Pour cela, il propose d’utiliser des sétons, c’est-à-dire d’introduire dans l’abcès une brindille servant de drain afin d’évacuer les secrétions purulentes. Des arbrisseaux comme le garou ou le daphné étaient particulièrement recommandés pour cet usage. La morve étant reconnue alors comme transmissible, il préconise l’éloignement des bêtes contagieuses.

Végèce porte également attention au confort des chevaux. A la suite de Vitruve et de Columelle, il conseille de prévoir des écuries modérément éclairées et chauffées, orientées de telle sorte que les bêtes soient à l’abri du vent et de l’humidité. L’archéologie en a mis au jour quelques exemples, comme dans la villa gallo-romaine de Montmaurin, en Haute-Garonne. En revanche, les représentations de haras et d’écuries sont très rares : l’image de la villa de Pompeianus qui est donnée dans l’article « equitium » du Dictionnaire des Antiquités de Daremberg et Saglio a été très embellie par rapport à la mosaïque réelle trouvée dans la province de Constantine et aujourd’hui détruite.

Dans les écuries des riches aristocrates, on se souciait surtout de la qualité du sol, fait soit de cailloux arrondis, soit de planches de bois dur, assemblées par tenons et mortaises (pontile), l’essentiel étant que les urines soient évacuées pour que les sabots restent bien au sec (la paille, à cette époque, n’est pas utilisée comme litière, mais uniquement pour l’alimentation). Végèce donne également des conseils judicieux quant à la position de la mangeoire (patena) et du râtelier (zaca).

Son traité s’adresse surtout au veterinarius, à celui qui, étymologiquement, s’occupait des chevaux âgés (vetus), et qu’on appelait aussi mulomedicus (« le médecin des mules »). C’était le plus souvent un affranchi ou un esclave, travaillant en liaison avec un maître du troupeau qui devait noter chaque jour ses observations sur la santé de chaque animal. Son rôle était important, les animaux étant alors fort chers (une mule, si on se réfère à l’édit du maximum de Dioclétien, coûtait environ 10.000 deniers). 

On attendait beaucoup de ce veterinarius qui s’efforçait d’intervenir lorsque les chevaux étaient victimes d’accidents comme les luxations, les fractures. On trouve par exemple une méthode pour remettre l’os en place dans le cas d’une luxation coxo-fémorale : on échauffe d’abord l’animal en le faisant marcher au soleil, puis on tire d’un coup brusque avec une corde sur le postérieur, dans l’axe ; un claquement sourd se produit lorsque la tête du fémur revient dans son logement. Dans le cas d’un claquage musculaire, il est conseillé d’utiliser une hipposandale cloutée (clavatus ferreus) et tenue par des lanières pour surélever le membre postérieur sain, permettant ainsi au membre atteint de se détendre. 

Il n’est pas étonnant que Végèce insiste particulièrement sur les soins à apporter aux sabots des chevaux, préconisant l’emploi de vernis thérapeutiques et d’onguents gras. Dans les cas de bleime ou de fourbure, lorsqu’il faut décongestionner la boîte cornée, il suggère des protocoles que ne peuvent qu’approuver les vétérinaires d’aujourd’hui. Les fers à sabots n’apparaîtront qu’au VIe siècle ou même plus tard, mais on savait utiliser des braises pour durcir la sole. On constate aussi que les outils utilisés pour parer les sabots, pour les râper (subradere) étaient parfaitement adaptés à leur fonction.

Le troisième livre du traité de Végèce prend la forme d’un réceptaire, ou recueil de recettes, énumérant potions, onguents ou émollients divers. On peut citer comme exemple une recette de fumigation. Il s’agissait d’enfumer les bâtiments en faisant brûler dans un brasero une trentaine d’ingrédients produisant une très mauvaise odeur, ce qui avait pour effet, pensait-on, de lutter contre les miasmes porteurs de maladies (mais aussi de chasser les démons et d’éviter la grêle !). Ces ingrédients comportaient des pierres comme l’hématite, la sidérite, des plantes diverses, des hippocampes, des étoiles de mer, des oeufs de seiches (ou raisin de mer), des priapes de mer, des pelotes de mer (pila marina, formées de restes de posidonies), avec, dans le décompte de chaque ingrédient, une vertu particulière du chiffre sept. On peut citer aussi la pommade "ambula mula" d’Apsyrtos (pour faire avancer les bêtes de somme) ou la poudre "quadriga" pour requinquer les chevaux, cette dernière très onéreuse, puisque composée de plus de trente aromates importés pour certains d’Arabie, de Ceylan ou de Chine (comme la cannelle) ; on y ajoutait aussi du nard, de l’opopanax et du laurier-sauce, lequel avait la vertu de faciliter la respiration, de délivrer de l’essouflement (asthma) ; et, pour finir, une pincée d’or !


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Après toutes ces informations sur la médecine vétérinaire, Mme Cam a voulu donner une idée de son travail de philologue sur le texte de Végèce, qui comporte souvent un vocabulaire rare et difficile d’interprétation. Lorsqu’on est parvenu à établir un texte satisfaisant pour les passages concernant, par exemple, le décompte des os et des dents du cheval, ou l’inventaire de ce qu’il appelle des nerfs et des veines, lorsqu’on a résolu aussi les problèmes de vocabulaire, on s’aperçoit que tous les détails sont rigoureusement exacts et qu’ils sont le fait d’un parfait observateur de l’anatomie. Quand Végèce donne les mensurations d’un poulain, on comprend qu’il décrit un poulain de trois mois qui, après avoir été plutôt haut sur pieds au moment où il tète sa mère, a vu son encolure s’allonger pour lui permettre de brouter l’herbe (c’est à l’âge de trois mois que les poulains étaient sélectionnés, par exemple pour l’armée, alors qu’on était encore sûr de leur parenté).

Mme Cam a terminé son exposé en commentant quelques termes, souvent métaphoriques, appartenant au jargon des éleveurs de chevaux. La "rugula" ou "petite ride" (ruga) est le nom donné à la légère fronce dessinée à la surface de l’épaule par les muscles propres à l’omoplate (scapula). L’os du pied qui ressemble à une ponce criblée d’ouvertures est appelé naturellement pumex. La tête du fémur, c’est malaria, car elle est arrondie comme une pomme (malum). Les crins, entretenus, taillés, rasés, tondus sur la nuque sont nommés taleae, les "taillis", les "pousses", etc.

Le texte de Végèce met au rang des "nervi" du cheval un "filum duplex" que peut endommager (laedere) une luxation du fémur ; ce filum, précise Végèce, va du milieu des naseaux jusqu’au bout des vertèbres coccygiennes. On a longtemps cherché quel serait ce "nerf" qui ferait douze pieds de long, sachant que le mot nervi est polysémique, désignant tout aussi bien les nerfs que les tendons, les ligaments ou certains muscles. Mme Cam a montré qu’il ne s’agit pas en fait d’un quelconque ligament, mais, pour qui voit le cheval de profil, de la ligne anatomique ou ligne de tension longitudinale allant de la tête à la queue. C’est l’altération de cette ligne qui révèle à l’observateur, entre autres signes, une luxation du fémur.



Dernier exemple d’une découverte de Mme Cam : dans la première partie du livre 3 consacrée à l’anatomie, au chapitre 4 sur les veines, il est question de la région du corps du cheval signalée par des "trilli", où se trouvent deux veines. Le chapitre étant organisé a capite ad calcem il ne peut s’agir que du bas-ventre. Ce terme latin, sans étymologie, est vraisemblablement une forme expressive imitant la vibration du muscle peaucier de l’abdomen, particulièrement mobile, pour chasser les insectes qui importunent l’animal. Et cette onomatopée latine se serait perpétuée dans le lexique musical (italien trillo, français trille, anglais trill).

C’est par l’évocation de ses enquêtes philologiques autant que par les multiples informations qu’elle a apportées sur cette médecine vétérinaire des Anciens que Mme Cam a su captiver son auditoire. De même que Végèce, dans sa préface, avoue qu’il a eu dès sa jeunesse la passion d’entretenir des chevaux, de même Mme Cam nous a fait sentir la véritable passion qu’elle a toujours, elle, pour la recherche dans les textes, appuyée sur une remarquable connaissance des réalités du monde animal.
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