lundi 31 mars 2014

De la Grèce antique à la Grèce moderne, ruptures et continuité de l’hellénisme

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Le mardi 18 mars notre invitée était Marie-Paule MASSON professeur émérite à l’Université Paul-Valéry de Montpellier III à propos de :
De la Grèce antique à la Grèce moderne
Ruptures et continuité de l’hellénisme
“Entre M.-P. Masson et la Grèce", dit le Président Alain MALISSARD en présentant notre conférencière, "c’est une longue histoire". En effet, alors qu’elle est encore lycéenne, elle entreprend, avec les Éclaireurs de France, un long voyage de Lille à Salonique qui fait d’elle une philhellène pour toujours. Depuis elle ne cessera de se passionner pour le pays des dieux, pour sa culture, mais aussi pour la naissance de la nation grecque au XIXe, et en particulier à l’un de ses Pères fondateurs, Paul Calligas (1814- 1896) auquel elle a consacré sa thèse

D’emblée M.-P. Masson nous a avertis des écueils de son propos: parler de l’hellénisme des origines lointaines à nos jours, c’est se risquer à des omissions ou des simplifications réductrices; de plus en parler aux Grecs contemporains, c’est aborder un problème politique entaché de relents de fascisme (le régime autoritaire le plus récent, celui des Colonels cultivait l’image mythique d’un peuple conquérant avec Alexandre pour emblème). De prime abord se pose la question de la continuité : entre la population d’origine indo-européenne occupant l’Hellade au XXe siècle avant notre ère et les Grecs du XXIe après J.C., y-a-t-il réellement similitude ? Cette question se pose de manière récurrente depuis la naissance de l’Etat grec, c’est-à-dire la proclamation de la Constitution d’Epidaure en 1822, à l’article 2 qui affirme que ”toutes les personnes nées en Grèce sont grecques”. Cette même constitution précisait qu’ “en attendant la publication de la (nouvelle) loi, les jugements seront rendus d’après les lois des ancêtres promulguées par les empereurs grecs de Byzance”. La croyance en une permanence d’une “entité” grecque d’une part, et de la similitude entre les époques brillantes de l’Antiquité et la période byzantine a été vite battue en brèche, remplacée par une “théorie de la dégénérescence”. Celle-ci a trouvé son interprète en la personne de Jakob Fallmerayer, historien autrichien (1790-1861), lequel affirmait que “pas une seule goutte du sang des disciples de Platon ne coulait dans les veines des Athéniens du XIXe” — ce qui n’a pas manqué de provoquer des réactions immédiates… et diverses, certaines donnant raison à Fallmerayer. On en a un écho dans le livre à succès de Nikos Dimou : Du malheur d’être grec (1re éd. 1975 traduit chez Payot en 2012) où l’auteur se plaint de l’hégémonie du passé antique qui conduit au refus de la modernité.

M.-P. Masson, revenant à la première assemb!ée de 1822, évoque les hésitations des participants devant le choix du nom à donner à ce nouveau peuple — et dans quelle langue ? la “démotique” ou la “katharevousa” des puristes ? Elle a cité les noms d’Achéens (en référence à Homère), d’Hellènes (mais sa connotation religieuse est trop marquée), de “Romaïoi” (avec la forme populaire au singulier “Romios”). Et de passer en revue toutes les implications sous-entendues par ces termes, en s’arrêtant d’abord sur celui de “Graïkos”, lequel peut rappeler la mythologie (Graïkos était le fils de Pandore et de Zeus), mais peut avoir un sens dépréciatif (surtout son diminutif latin : graeculus : petit grec de rien du tout), puis sur celui d’ “hellénicité”, créé afin de se démarquer du cliché culturel et de son label antique. Les parlementaires de 1822 lui avaient préféré le mot grec“romiosini” que Lacarrière emprunte au poète Iannis Ritsos et qu’il traduit par “grécité”.

Ce peuple à peine délivré du joug ottoman qui cherchait à se définir avait-il le droit d’exister en tant que nation ? Leurs représentants se sont interrogés sur le sens du mot nation, refusant le point de vue des Lumières du XVIIIe français (“un vouloir vivre ensemble avec des lois communes dans un espace donné”) comme celui des philosophes allemands qui font reposer la nation essentiellement sur le sol et la langue. Pour eux, il n’était pas question d’un sang commun venu du fond des âges (ce que les généticiens actuels contestent!), ni d’un territoire commun, étant donné que l’aire “géopolitique” a sans cesse varié avec même des périodes (dont la récente domination ottomane) où la Grèce n’existait plus. Pouvait-on parler d’état, alors qu’on ne trouve que les termes de tribu (“phulè), de “laos”, c’est-à-dire de peuple désorganisé par opposition au démos et à l’ethnos? Il y a eu alors un travail de recomposition de la continuité. Les juristes ont répertorié le droit coutumier; les linguistes ont retrouvé dans la toponymie les traces de la grécisé ; les historiens ont récrit une histoire idéologique qui assurait la pérennité de l’hellénisme. Mais il reste un problème de taille : la religion. La distance est grande apparemment entre l’époque homérique et le XIXe siècle ; on considère d’habitude qu’il y a eu surtout rupture lors du passage entre paganisme et christianisme ; or ce passage a été préparé par une évolution des mentalités — par le biais du néoplatonisme — , du sentiment religieux et des pratiques cultuelles. M.-P. Masson a détaillé, avec de nombreux exemples à l’appui, l’évolution de cette religion qui va du polythéisme au monothéisme en passant par l’étape de l’hénothéisme, au moment où s’est répandue l’influence des Juifs hellénisés d’Alexandrie, dont le célèbre Philon, influence relayée par les Apologistes. Parmi ceux-ci se distinguaient la figure de Justin le philosophe, ou Justin de Naplouse et celle de son disciple Tatien ; ces deux martyrs avaient l’ambition de réconcilier la pensée chrétienne et l’héritage antique, une ambition à laquelle le Concile de Nicée a mis fin en 325.

La question de la langue, marque la plus évidente de cette continuité de l’hellénisme était à l’ordre du jour. Il n’y a pas de solution de continuité entre la langue des origines, vers le XVe siècle avant notre ère et celle du XXe. Le grec a pu être menacé au cours de son histoire, mais à chaque fois qu’il a été en danger, il a généré ses grammairiens et ses lexicographes, préconisant même le retour à l’atticisme du Ve siècle. Cela dit, le résultat a été une langue stable, canalisée, protégée. En 1830, la préoccupation de ses défenseurs a été la définition de la norme, suscitant la naissance d’un mouvement puriste qui perdure actuellement.

En conclusion, M.-P. Masson, revenant sur l’idée de la continuité de l’hellénisme, assure que cette notion est sans cesse en danger et sans cesse reconstruite et qu’elle ne peut se passer d’éléments d’ordre moral, souvent sacralisés, c’est-à-dire la langue et la religion.
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mercredi 26 mars 2014

70e anniversaire de la mort de Max Jacob

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À l'occasion du 70e anniversaire de la mort de Max Jacob, de nombreuses activités commémoratives se déroulent actuellement à Orléans, mais aussi à Saint-Benoît-sur-Loire, Paris et Quimper et plus largement dans toute la France avec le 16e Printemps des Poètes, qui rend hommage au poète cette année. 

Plusieurs anciens conférenciers de notre association participent à ces commémorations :


  • Émilia Ndiaye — ancien membre du bureau de notre association, qui nous a présenté le 14 octobre 2004 : Humanisme et barbarie, de Cicéron à Guillaume Budé — animera une rencontre intitulée Un poète et son œuvre avec Éric Sarner, lauréat du Prix Max Jacob 2014. Ce sera à la Médiathèque d’Orléans - Place Gambetta, le 27 mars à 18 h 30.
La commémoration de cet anniversaire par l'Association Les Amis de Max Jacob aura lieu le week-end des 5 et 6 avril à Saint-Benoît-sur-Loire, avec en particulier un concert (gratuit) du chanteur Mélaine Favennec qui a admirablement mis en musique des poèmes de Max Jacob, voici le programme de ces cérémonies.

Pour mieux connaître Max Jacob, je vous recommande quelques documents audiovisuels accessibles gratuitement sur le site de l’INA :

Deux vidéos :

Portrait de Max JACOB, né à Quimper en 1876. Jean CAVAING et Charles LE ROUX évoquent la personnalité du poète dont ils furent l'ami. Ils rappellent l'artiste, et l'homme, très discret, mais extrêmement démonstratif dans sa foi religieuse. Durant la guerre, il dut porter l'étoile jaune, et finalement mourut, interné au camp de DRANCY. Cette évocation est réalisée à l'aide de photos d'époque mais aussi de tableaux, poèmes et lettres de Max JACOB ou de ses amis artistes à son propos.
Max JACOB était un poète ; il a découvert PICASSO et fut un des précursseurs du surréalisme. Sur la fin de sa vie, il fit la rencontre d'un jeune peintre : Roger Toulouse, avec qui il vivra une très grande amitié. C'est Max JACOB qui a découvert le peintre que fut Roger Toulouse.

Vous avez sans doute remarqué ma passion pour la radio, voici quelques émissions données, pour la plupart, sur France Culture :
Il me manque la 3e partie de ces Chemins de la Connaissance, si vous les possédez, n'hésitez pas à m'en faire part… d'autres émissions (radio ou TV) sont aussi bienvenues

Quelques autres pépites :

Ce n'est pas tout, il y a aussi les expositions autour de Max Jacob :


Plus de précisions sur Max Jacob sur le site de l'association Les Amis de Max Jacob, sans oublier Les cahiers Max Jacob.
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samedi 15 mars 2014

La France occupée pendant la Première Guerre mondiale

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Ce 11 février, la section orléanaise  de l’Association Guillaume Budé accueille « un enfant de Budé » comme le présente le Président Malissard. En effet, Philippe Nivet, le conférencier du jour, est le fils de notre vice-président Jean Nivet et, dans les classes préparatoires du lycée Pothier, il a eu comme professeurs l’autre vice-présidente Geneviève Dadou et le secrétaire Gérard Lauvergeon. Normalien, agrégé d’histoire, docteur en histoire contemporaine avec une thèse préparée sous la direction d’Antoine Prost sur le Conseil municipal de Paris de 1944 à 1977,  Philippe Nivet est vice-président de l’Université de Picardie Jules Verne et, entre autres ouvrages, a fait paraître « La France occupée, 1914-1918 » en 2011 chez Armand Colin. C’est le thème choisi pour cette conférence, fondée sur les témoignages et les récits des habitants.

La mémoire de cette occupation par l’armée impériale allemande s’est estompée dans le reste du pays derrière l’Occupation de la Seconde Guerre mondiale. Elle a pourtant concerné 10 départements totalement (Ardennes) ou partiellement occupés (voir carte) après la stabilisation du front. Le livre d’Annette Becker « Oubliés de la Grande Guerre » paru en 1998 constitue l’ouvrage pionnier pour l’étude de ces populations. Les travaux se sont alors développés à partir d’une énorme masse documentaire. Documents institutionnels comme les débats des conseils municipaux, les renseignements du ministère de l’Intérieur, les interrogatoires des « rapatriés », bouches inutiles, renvoyés par les Allemands via la Suisse et arrivant par Annemasse ou Evian. Ecrits privés, enrichis par la grande collecte des Archives de France  et qui restituent le vécu des habitants comme le Journal de Clémence Martin – Froment, « L’écrivain de Lubine » dans les Vosges ou celui, publié en 1997, du futur cardinal Yves Congar, alors enfant à Sedan. S’y ajoutent trois sources littéraires principales : Roland Dorgelès écrit « Le réveil des morts » en 1923, roman consacré à la reconstruction dans l’Aisne, Maxence Van der Mersch fait paraître en 1930 « Invasion 14 » où il évoque la vie dans un quartier de Roubaix, enfin Pierre Nord dans « Terre d’angoisse » de 1937 base son récit sur ses souvenirs d’adolescent pendant la guerre à Saint-Quentin.

S’appuyant sur ces témoignages et ces récits, Philippe Nivet explique que cette zone envahie, arrière–front allemand, est totalement coupée du reste de la France avec lequel la correspondance était interdite. D’où un sentiment d’isolement et de privation de nouvelles, notamment entre les soldats mobilisés et leur famille. Les communications de village à village nécessitent un laisser -passer et même les pigeons voyageurs de cette région colombophile ont été sacrifiés !

Toute cette zone fonctionne comme un territoire germanisé, ce qui rend la vie quotidienne difficile. L’importante présence allemande avec logement chez l’habitant, l’heure allemande imposée, le changement de nom des rues (à Vouziers, la rue Gambetta devient la Wilhelmstrasse), le culte protestant pratiqué dans les églises catholiques, les défilés et les concerts militaires, les portraits de l’empereur, les fêtes en son honneur, l’existence d’un journal allemand (La Gazette des Ardennes) alors que la presse locale est censurée, tout cela est dur à supporter. Il est interdit d’aider les prisonniers de guerre, Russes ou Roumains, exhibés pour manifester les succès militaires, de cacher des évadés. Geste de subordination, la population doit saluer les officiers.

L’économie est à la disposition des occupants qui mettent la zone en coupe réglée en réquisitionnant les matières premières, les machines dans les usines,  la production agricole pour alimenter un marché allemand astreint au blocus. Dès la fin de 1914, les pénuries alimentaires se font sentir, entraînant des maladies de carence. Les Etats-Unis et l’Espagne apporteront une aide humanitaire relayée par les Pays-Bas en 1917. Bien que la Convention de La Haye interdise d’imposer aux populations une contribution à l’effort de guerre de l’ennemi, le travail forcé est monnaie courante pour les hommes comme pour les femmes et même les adolescents (les « brassards rouges »). Des otages sont pris en cas d’attentats et la mort ou la déportation vers des camps punissent les résistants.

Le comportement des habitants vis-à-vis de l’occupant est variable, allant aux deux extrêmes, de la collaboration (dénonciations) à la résistance active. Des réseaux recueillent des renseignements militaires destinés à l’armée française ou britannique, aident à passer les lignes (par les Pays-Bas) pour s’engager contre l’Allemagne. Certains sont dirigés par des femmes comme celui, dans l’agglomération lilloise, de Louise de Bettignies, arrêtée à Tournai et décédée en déportation. L’hostilité à l’occupant s’exprime aussi par le refus du salut aux officiers  et, méthode originale, trois jeunes filles de Péronne s’habillent, le 14 juillet, l’une en  rouge, l’autre en blanc, la troisième en bleu pour se promener ensemble.

D’autres positions sont plus nuancées. Dans son journal, Clémence Martin –Froment reconnaît de la qualité à certains ennemis et même la possibilité de tisser des liens de camaraderie avec eux. D’ailleurs les Allemands ont publié son œuvre en en expurgeant les passages où elle dit que son cœur est purement français et où elle exprime ses critiques à leur égard. D’où, à la libération, sa traduction devant une Cour d’Assises qui l’acquitte. Les relations amoureuses n’ont pas manqué comme le relatent Van der Mersch et Dorgelès.

La sortie de l’occupation s’est faite de manière individuelle grâce aux « rapatriements » qui se sont accélérés au cours de la guerre mais qui ont toujours suscité des réticences car les hommes ne pouvaient y participer et à cause de la crainte du pillage des maisons abandonnées.

La fin de la guerre déchaîne l’enthousiasme comme à Lille, accompagnée des violences à l’encontre des « collaborateurs », notamment des femmes qui ont été tondues pour avoir fréquenté des ennemis comme le rapporte Simenon à Fumay. Mais la République victorieuse, doutant du comportement des populations durant quatre ans, installe une sorte de reconstruction morale en surveillant la correspondance des Lillois, en valorisant les résistants par la construction de monuments (à Lille, ceux dédiés aux quatre du réseau Jacquet, à Louise de Bettignies, aux pigeons voyageurs), en punissant les coupables d’intelligence avec l’ennemi, traduits en Conseil de guerre, certains fusillés, d’autres incarcérés, libérés par les Allemands en 1940 !

Philippe Nivet conclut  en soulignant que ces Français occupés ont connu une expérience de la guerre très différente de celle des autres. Leur vie a été plus rude, plus rude même que celle subie pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont eu l’impression d’avoir fait preuve d’un grand patriotisme et ont trouvé, après 1919, insupportables les soupçons de compromission et le manque de compréhension de leurs épreuves. D’où un mouvement régionaliste qui s’exprime dans la reconstruction en style flamand, notamment de Bailleul, pour affirmer l’originalité des gens du Nord.

Dans la salle, les questions et les témoignages viennent surtout de personnes originaires du Nord, intéressées par cette conférence qui a fait avec une grande compétence le tour de la question tout en ouvrant les pistes littéraires chères à Budé. Des précisions sont apportées sur les perspectives allemandes d’annexion, inexistantes pour le Nord mais possibles pour certaines villes de l’Est. De même pour l’existence de camps de déportés dans les Vosges.
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vendredi 14 mars 2014

Donner corps à la faim…

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Honte à moi, je n’ai jamais lu Knut Hamsun. Peut-être ses sympathies pour le nazisme dont j’avais connaissance m’en tenaient-elles éloignée.

Je redoutais ce soir-là de me trouver confrontée de façon abrupte à la misère qui hante nos trottoirs. Et en effet ce texte de 1890 décrit exactement le naufrage de ceux que l’on nomme crument « SDF ». Mais ces pages se veulent à peine « témoignage social ». La seule protestation s’adresse à Dieu, dans une invective hurlée qui sidère le spectateur. La mise en scène, minimale, cède toute la place, peu à peu, à l’expression du corps crispé, recroquevillé, propre à nous faire sentir le basculement physique d’un affamé.

La faim… ou comment ses mirages s’emparent aussi de l’imaginaire et l’entraîne en poignantes divagations. J’ai cru revoir alors Le Journal d’un fou de Gogol, dans cette descente inéluctable. Et relire le conte d’Andersen devant le sapin lumineux, évoquant La petite fille aux allumettes, morte de faim une nuit de Noël.


L’adaptation du roman n’était peut-être pas du théâtre, au sens strict, mais nous étions bien au théâtre, grâce à la magie d’un acteur habité, creusé par le rôle, au plus près de nos hantises, dans cet espace Vitez où tout semble proche. Une belle expérience à mes yeux.
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