mardi 29 septembre 2015

Quelques réflexions sur "Je cherche l'Italie" de Yannick Haenel

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Lors dans la dernière "conférence" de l'association Guillaume-Budé, nous avons pu rencontrer le romancier Yannick Haenel, et nous avons découvert avec quelque surprise un homme  assez différent du "nihiliste" que nous imaginions, co-fondateur, avec Meyronnis, de la revue Ligne de Risque et auteur de quatre romans, qu'on a tendance à lire comme des autofictions, centrés sur le personnage de Jean Deichel, ce garçon qui, en haine de la société, a choisi de vivre en marge pour se livrer à la quête de jouissances et, si possible, d'extases.

En effet, dans Introduction à la mort française (2001), Jean Deichel dit l'impression qu'il a de vivre dans une France abjecte, une France vivant sur le pourrissement de sa culpabilité historique, une France dont les écrivains sont tenus dans une sorte d'hébétude, soucieux de produire surtout des livres qui se vendent bien. S'isolant d'une société considérée comme mortifère, Deichel survit grâce à l'écriture libre, grâce aussi au contact avec la beauté pure, par exemple dans la lumière des vitraux de la Sainte-Chapelle.

Dans Évoluer parmi les avalanches (2003), animé du même nihilisme, il expérimente un mode de vie fondé sur la recherche de la solitude et la quête de la jouissance, celle, par exemple, que peut donner la contemplation de la tapisserie dite la Dame à la Licorne. Il lit beaucoup et il écrit, ayant l'ambition, en littérature, d'inventer quelque chose qui ne soit pas "le négatif charbonneux des phrases françaises".

Dans Cercle (2007), le même Jean Deichel a, plus encore que dans les romans précédents, conscience de vivre dans un monde qui se décompose, un monde dans lequel "tout doit disparaître" (comme les disent les slogans utilisés lors des soldes par les Galeries Lafayette). Il décide donc d'abord de couper tout lien avec la société, de ne plus exercer une profession. Son but, désormais, est de chercher des occasions d'éprouver "la sensation de l'existence absolue", sensation qu'il connaît, à Paris, en pissant sur une fougère ou, en avril en Pologne, en se masturbant sur un buisson en fleurs. Souffrant de recto-colite hémorragique, souvent ivre et drogué, copulant avec toutes les femmes qui s'offrent à lui (éventuellement sur une tombe du Père-Lachaise), il finit par quitter Paris pour aller à Berlin, où, vivant un véritable enfer au milieu de drogués et de squatters, il sombre dans la folie. Pourtant il persiste dans son refus d’une vie "normale", une de ces vies vécues d’avance, "qui s’exténuent dans la rengaine, avec ce qu’il faut de vice pour supporter la nullité". Toutefois, à Varsovie, après avoir fait l'épreuve de l'invivable contemporain, il parvient à réenchanter le monde par l'opération érotique des phrases. Et il y retrouve une danseuse qu'il a connue à Paris, laquelle, à la fin, lui accorde un "oui" plein de promesses.

Dans les Renards pâles (2013), on retrouve Jean Deichel vivant dans Paris en marginal désoeuvré, n'ayant que sa voiture pour domicile. C'est qu'il considère (comme Meyronnis) que le travail ruine l'existence de ceux qui s'y soumettent dans le seul but de faire du profit. Il estime, en conséquence, que la dernière liberté qui nous reste ne peut se trouver que dans la solitude et dans les interstices d’une société de plus en plus contrôlée. Sa logique le pousse jusqu'au refus d’avoir une identité : brûler ses papiers, c’est devenir libre. D'ailleurs bien des signes laissent pressentir la fin violente de cette société qui pourrit dans ses injustices, qui se consume dans son chaos. Les exclus, les sans-papiers, les "renards pâles" sont de plus en plus visibles, et même au bord de la révolte,  dans une société qui les considère comme des hommes "en trop", les déchets de la société planétaire.

Cette vision très sombre, ce pessimisme, ce nihilisme du co-fondateur de la revue Ligne de risque se retrouvent dans Je cherche l'Italie (2015). Dans ce "récit", Yannick Haenel abandonne l'autofiction – comme il l'avait déjà fait dans Le Sens du calme (2011) – pour relater ses propres expériences. Pourtant on y retrouve, attribuable à l'auteur lui-même, le nihilisme de Jean Deichel. Yannick Haenel, à qui l’on demandait, à propos de Cercle, quels étaient les rapports entre l’auteur et son personnage, n’a-t-il pas répondu : "Faulkner a écrit : Un livre est la vie secrète de l’écrivain, son jumeau noir. Jean Deichel, c’est moi — en mieux, et en pire." ?

C'est une crise personnelle qui semble avoir poussé Yannick Haenel à revenir en Italie (après son séjour à la villa Médicis) et à s'installer  à Florence, où l'abondance des œuvres d'art devrait lui permettre de vivre ces  instants où le temps se met à glisser hors de lui-même, où l'existence prend la forme d'une extase.

Malheureusement, dès le début de son séjour, ce sont plutôt des signes négatifs qu'il perçoit : à côté de la beauté des églises, des fresques, des sculptures, la laideur des soirées bunga-bunga de Berlusconi ; à côté du palais de Laurent le Magnifique, un pauvre immigré sénégalais vendeur de pacotille ; et même, au lieu de la lumière bleue et dorée attendue, un ciel gris et la pluie. Il n’en faut pas plus pour que revienne à l’esprit de Yannik Haenel ce qui hantait la conscience de Jean Deichel : l’horreur de ce monde que le capitalisme a généré, avec ses politiciens qui méritent le terme de "fripouilles désemparées" dont les avait affublés Georges Bataille, avec la faillite des démocraties parlementaires, mais sans la moindre espérance révolutionnaire. Finalement, les critiques contre la France que l'on trouvait dans Introduction à la mort française s'appliquent aussi bien à l'Italie, où la politique se confond avec les agissements criminels de la mafia, où l’on assiste à la dévastation politique et culturelle du pays.

Selon Yannick Haenel, la société vampirise chacun de nous, ronge jusqu’au plus intime de nos vie, de nos pensées, de notre érotisme. Les hommes se laissent formater, opprimer, assujettir, conditionner, faisant preuve d’une "passivité gueularde" désespérante. Victimes des flux d’information, ils fraternisent dans l’inessentiel. L’excédent culturel les intoxique et les amène à une sorte de jouissance rassasiée. "L’incubation noire du nihilisme touche la planète entière" et, dans un ravage général, le monde qui s’effondre est un cauchemar global.

Accablé par ce nihilisme qui rappelle  Nietzsche ou Heidegger, Yannik Haenel se demande toutefois, avec plus de vigueur que dans ses précédents ouvrages,  s’il est possible de traverser l’intolérable pour retrouver, par delà la mort du politique, la possibilité d’une espérance. Il cherche comment résister, comment faire en sorte que la société n’ait pas de prise sur lui, comment se dégager des conditionnements. Sans doute sous l'influence de Philippe Sollers, il va donc décrire la "guerre" de l'individu créatif qui est à la recherche d'un certain bonheur face à une société improductive, falsificatrice et répressive.

Le premier moyen est  l'écriture, conçue comme un moyen de s’abstraire de ce monde décidément "invivable" et comme un moyen d’accès au "sacré". Yannick Haenel, qui ne se sépare jamais d'un petit cahier d'écolier, ne cesse de noter des phrases, en espérant que certains mots "ouvriront les portes". Toutefois, parce que l'auteur semble accueillir un peu trop facilement toutes les phrases qui lui viennent à l'esprit, le lecteur, parfois, pense à ce que Cioran disait de Maurice Blanchot : "Le livre est admirablement écrit, chaque phrase est splendide en elle-même, mais ne signifie rien. Il n’y a pas de sens qui vous accroche, qui vous arrête. Il n’y a que des mots."

Il reste que l'omniprésence de l'art en Italie doit rendre plus facile la quête d'expériences spirituelles, d'éblouissements, d'illuminations, de moments d'extase. C'est alors que Yannick Haenel finit par trouver cette Italie à la recherche de laquelle, comme l'Énée antique, il était parti. Il la trouve à Florence devant la porte du Baptistère, devant la fresque du Déluge de Paolo Uccello ou devant l'Annonciation de Fra Angelico. Il la trouve aussi près du lac de Némi avec son ancien culte de Diane, au sanctuaire de la Verna avec le souvenir de François d'Assise, au castel del Monte avec son curieux symbolisme.

Finalement, de même que le dernier panneau sur la "porte du Paradis" du Baptistère de Florence  exalte l’amour de Salomon pour la reine de Saba, de même l’ultime "révélation" que reçoit Yannik Haenel est celle de la puissance de l’amour par lequel on est rendu à l’univers et accordé à la convulsion des planètes. Le baiser d’une japonaise, convoquant tous les baisers de sa vie amoureuse, le plonge dans un monde de jouissances, dans une extase qui correspond à l’éveil spirituel que le bouddhisme zen appelle le satori.

Telle est donc la découverte qui mettra fin à la "crise" qui a conduit Yannik Haenel en Italie. Cette découverte est qu'il faut vivre selon la lumière intense que transmet l’amour, particulièrement dans cette "prairie amoureuse" qu’est l’Italie (les ancêtres des Italiens l’avaient dit d’une manière plus directe en écrivant, à côté de l’image d’un phallus, "hic habitat felicitas").

Yannick Haenel est donc l'un de ces artistes que Philippe Sollers présente comme des "exceptions" à la société, cherchant dans la création artistique une "expérience des limites". On veut bien croire que lui-même a trouvé le moyen de sortir, individuellement, de sa "crise" (par l’amour, par l’art, par la poésie, par la lecture, par l’écriture). Mais, pour la crise que connaît le monde d’aujourd’hui, il ne propose nul remède, sinon un pessimisme désespérant et une résignation à l’inévitable.
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mercredi 2 septembre 2015

Colloque 2015 — Femmes des lumières et de l’ombre

L’an dernier à pareille époque, nous découvrions des parcours féminins ayant marqué la période 1918-1938, dans les domaines artistiques les plus variés : la littérature, les arts, le cinéma, la prestidigitation. Furent abordées aussi les luttes qui accompagnèrent l’émancipation du sexe dit faible, soucieux de sortir des clichés dévalorisants : pour une nouvelle image du corps féminin (la haute-couture), une nouvelle approche des intellectuelles (place aux femmes universitaires et essayistes), une nouvelle audace en matière d’identité sexuelle (la voix des lesbiennes).

La matière à traiter nous a paru si riche que le thème a été reconduit, avec le souci d’élargir les champs de compétence où s’illustrèrent bien des noms. Les figures qui seront présentées cette année touchent en effet des domaines plus en prise avec les réalités socio-politiques, les luttes pour une égalité des droits, les exigences de la vie quotidienne. Ainsi ferons-nous connaissance avec des militantes lancées dans le journalisme, l’anticolonialisme, la philosophie en action, le droit de vote, la publicité, l’auto-entreprise, le jazz, etc.

Des temps de partage entre les intervenants et le public permettront à chacun d’exprimer ses questions, ses impressions, voire son témoignage. L’an dernier, Catherine Martin-Zay nous faisait l’honneur de présider le colloque. Nous aurons le plaisir de recevoir cette fois une autre grande dame : Annie Metz, conservatrice et directrice d’une bibliothèque parisienne dont le nom est tout un symbole : Marguerite Durand, pionnière du journalisme féminin de la Belle Époque.

À l'Auditorium Marcel Reggui de la Médiathèque d’Orléans, les 17 et 18 septembre 2015, il sera donc question des "Femmes de l’Entre-deux-guerres : Quelques parcours extraordinaires".