mercredi 9 novembre 2016

L’Architecture dans la France de Vichy (1940-1944)

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Historien de l’architecture, auteur de multiples travaux sur l'architecture et l’urbanisme du XXe siècle, Jean-Louis Cohen est actuellement professeur à l’Institute of Fine Arts de New York University. Il est également professeur invité au Collège de France depuis 2014. On lui doit de nombreuses expositions sur l’architecture et l’urbanisme, en France comme à l’étranger, notamment "Le Corbusier : An Atlas of Modern Landscapes et L’architecture en uniforme, projeter et construire pour la seconde guerre mondiale pour ne citer que les dernières. Cet enfant de déporté, enquête inlassablement et scientifiquement depuis de nombreuses années sur le destin de l’architecture comme pratique et sur celui des architectes dans cette période trouble de juillet 40 à août 44. 

Notre conférencier nous a donc emmenés dans la France occupée à l’appui d’images commentées et d’une citation évocatrice : (...) Ridicule et menaçant tout à la fois, le pouvoir pétainiste revient à petits coups de phrases comme un cauchemar sinistre et glacé. 
Roland Barthes, in préface de 
Les Pousse-au-Jouir du maréchal Pétain 
de Gérard Miller, 1975.

Tout d’abord, Jean-Louis Cohen a fait remarquer que malgré l’abondante documentation,  notamment les travaux de Robert Paxton sur la réalité du régime de Vichy, la vision que l’on peut avoir sur l’architecture et les architectes reste fragmentaire et assez floue. 
Quelques figures d’architectes sont évoquées cependant : du criminel de guerre que fut Albert Speer à Helena Syrkus travaillant à la reconstruction dans les sous-sol de Varsovie occupée pendant que son mari, prisonnier d’Auschwitz travaille, pour survivre, à la conception du camp. Anatole Kopp, Danièle Voldman, ont travaillé sur la reconstruction des villes, pendant que Le Corbusier était qualifié à la fois de naïf et d’opportuniste, après avoir séjourné, pour un temps avec complaisance dans la ville d’eau. André Lurçat, Gaston Bardet travaillèrent dès 1940 sans sympathie pour le régime à plusieurs plans d’aménagement.
Citoyens, les architectes ont été, comme tels, mobilisés, faits prisonniers, tués ou blessés.

Mardi 7 juin 2016, première conférence de notre association
au FRAC Centre-Val de Loire
Dans le contexte noir de l’été 41, ils sont aussi touchés par l’article du 2e statut des juifs qui stipule que le nombre d’architectes juifs ne doit pas dépasser 2% de l’ensemble de la profession bien que l’application semble avoir été moins violente que pour d’autres professions libérales. Ils sont également victimes des lois raciales. Certains d’entre eux participent à la spoliation des biens en tant qu’experts et perçoivent à ce titre des honoraires.
Leurs profils oscillent entre d’authentiques fascistes ou nazis, tels que Jean Boissel, des parlementaires pro-Pétain, comme Raoul Brandon, des résistants comme Jacques Woog, Fernand Fenzy, Pierre Vago ou Roger Ginsburger, et des victimes des persécutions comme Emmanuel Pontremoli (architecte de la villa Kerylos à Beaulieu-sur-mer) et André Jacob, mort à Auschwitz.
Dans un contexte économique déprimé, il est évident que les conditions de travail sont difficiles pour la profession mais il est vrai aussi que certains architectes exercent leur métier et que ce sont dans leurs expériences que se forgea le triomphe de la modernité après 1945.
Ces professionnels savent dessiner, construire, organiser et s’organiser et faire preuve d’imagination. Par exemple, lorsque 480 architectes et étudiants en architecture sont prisonniers en 1940 Henry Bernard (l’architecte qui construira plus tard la Maison de la Radio) obtient qu’ils soient tous regroupés en Prusse orientale créant ainsi dans le camp de Stablack un atelier d’architecture, une sorte d’école des Beaux Arts en exil.

Le savoir faire des architectes va s’exercer essentiellement à l’étranger mais parfois en France et ceci dans de nombreux domaines qui ouvriront la voie au progrès et à l’innovation moderne. Le premier aspect touche le domaine industriel qui va prendre essor en quelques années à partir de 1939. Citons par exemple le Tank Arsenal de Chrysler à Detroit aux États-Unis (construit par Albert Kahn), ou l’extension des usines Peugeot de Sochaux, en France, devenues des filiales de Volkswagen et qui font écho au modèle de l’usine-mère de Wolfsburg en Basse Saxe,

Le deuxième aspect touche la construction de logements ouvriers au contact des usines - essentiellement aux USA et en Allemagne, car en France le ciment et l’acier sont réservés aux chantiers allemands, qui permettra une incontestable modernisation de l’habitation. Des architectes comme Joachim Richard, adepte du béton armé, sont engagés dans la guerre aérienne et construisent des abris pour protéger les civils des bombardements. Des Allemands opérant en France comme Bernard Pfau élaborent des structures légères inventives pour assurer le camouflage des canaux où circulent les fusées nazies, afin de leurrer les aviateurs alliés.

Autre composante fondamentale de l’économie de guerre, le recyclage est préconisé dans tous les pays : il faut utiliser tout ce qui peut brûler ! Jean Prouvé travaillera à Nancy à la construction d’un fourneau permettant de brûler les combustibles les plus médiocres. Et pour compenser l’acier réservé à la construction navale et à l’artillerie, l’invention de la colle phénolique sera à l’origine de l’utilisation du bois lamellé-collé. 
Cette période verra aussi apparaître des méga-projets tels que le Pentagone à Washington, ou l’usine de séparation isotopique d’Oak Ridge dans le Tennessee.


La normalisation des dimensions, à laquelle s’attelle l’AFNOR, que Boris Vian a évoquée de façon comique dans son roman Vercoquin et le Plancton, et la préfabrication sont largement développées. Elles permettront des fabrications en série de baignoires, de lavabos, de portes ou de fenêtres. Elle se couple avec les recherches sur la préfabrication, qui conduiront, du côté allié à l’invention de ports artificiels utilisant des composants industrialisés, qui assureront la réussite du débarquement en Normandie.

Ainsi une des conséquences des préoccupations de la France de Vichy sera le développement de la modernité dans le champ de la construction. Jean-Louis Cohen insiste sur sa thèse selon laquelle la guerre a provoqué et accéléré les changements dans la sphère du logement. Après avoir resitué le régime de Vichy dans son contexte géographique et historique le conférencier utilise, pour le qualifier, les mots « autoritarisme » (pas d’opposition aux projets mais manque de moyens), « charismatique » (qui repose sur la figure du chef) et « technocratisme » (règne des ingénieurs sans contrôle) ? 
Il précise que la politique de reconstruction, dès 1940, est différente de celle qui a été mise en œuvre après la Première Guerre mondiale. Le Secrétariat d’État aux Beaux-Arts confié à Louis Hautecoeur devient un appareil d’État efficace, tandis que la loi de 1943 consacre un pouvoir direct de l’État central sur la politique de reconstruction et l’urbanisme, qui ne sera pas mis en cause à la Libération. 
La présence allemande dans l’architecture est très forte puisque les occupants contrôlent la production du bâtiment au travers de l’interdiction des chantiers civils et la presse par le contrôle du papier et l’utilisation de la censure. La politique allemande conduit à l’expulsion des paysans en Lorraine pour construire des bâtiments agricoles modernes destinés à des paysans importés de Roumanie. La destruction du quartier du vieux port à Marseille en 1943 correspond à un autre aspect de la politique raciale du Reich, frappant ce que les nazis considèrent comme un foyer de «  contamination » de l’Europe. 

La position ruraliste et conservatrice de Vichy ne se retrouve pas dans tous les aspects de la politique de l’architecture. Les projets pour les villes des vallées de la Loire et de la Seine ont des dimensions innovantes, comme ceux de Gaston Bardet à Louviers. Plusieurs études et projets apparaissent aussi, comme celui du boulevard circulaire autour de Paris qui donnera naissance au boulevard périphérique. Le seul projet partiellement engagé sera au demeurant la création de centres sportifs dans la zone de la ceinture de Paris déclarée insalubre.

Pour conclure ce très intéressant exposé, Jean-Louis Cohen rappelle que c’est dans cette période de grande complexité que se forme l’appareil de la reconstruction française, appareil qui sera celui des « Trente glorieuses », et que s’engage, en dépit des idées reçues, la modernisation du goût architectural du public.


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